Le mérite et la culpabilité
- Eric PIERRE
- 16 juin 2022
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 juil. 2022
Rien ne nourrit mieux l'illusion de la liberté que l'obéissance aux plaisirs.
Certains ascètes prétendent avoir brisé leurs chaînes. Depuis le fond d’une grotte ou d’un monastère, adeptes de la méditation, du dépouillement et de la transcendance, ils auraient trouvé le chemin de l’indépendance par le renoncement aux plaisirs du corps. Ils auraient échappé à l’emprise de la saveur des choses. Mais le piège est inextricable. Plus je bouge et plus le nœud se resserre. Car les plaisirs de l’esprit sont encore des plaisirs. Sans eux, aucune vie spirituelle ni aucune vie intellectuelle possible. Quelle que soit la place qu’on lui attribue dans la hiérarchie des valeurs, matériel ou spirituel, un plaisir reste un plaisir. C'est-à-dire un ressenti et une impulsion indépendants de toute volonté libre.

Les morts-vivants
La conscience est naïve. Voilà soudain qu'elle s'approprie les volontés de cette nature qui la tient en laisse et qui la promène à sa guise. Elle oublie ce collier des plaisirs et des émotions autour de son cou et elle chemine, fièrement, la tête haute, comme si elle était responsable de ce qu'elle est et de ce qui lui arrive.
En quête de liberté, on voudrait échapper à ses désirs et à ses envies. Mais, débarrassés de nos désirs et de nos envies, sans ce collier des plaisirs et des émotions, à quoi ressemblerions-nous sinon à une horde de morts-vivants, errant sans but, les yeux hagards, dans un monde sans intérêt ?
« Sans les passions, l'âme resterait comme un navire en pleine mer lorsque le vent s'arrête de souffler » disait Montaigne.[1]
On aime ce que la nature nous commande d'aimer parce qu’il n'existe rien d'autre à faire. Aucune autre façon de se mettre en mouvement. Sans réponse face aux questions fondamentales, incapables d'expliquer notre raison d'être, on aura beau agir rationnellement, il n'existe aucune raison rationnelle d'agir. Soyons indifférents et renonçons au vent des plaisirs, soyons stoïques et renonçons à entrer dans la valse des émotions, et nous voilà figés. Transformés en statues de pierre. Privés de ce qui nous semble physiquement ou psychiquement agréable ou désagréable, que serions-nous d'autres sinon ces navires parfaitement immobiles, incapables d’avancer ?
Les pouvoirs hypnotiques du plaisir
C’est tout le paradoxe de notre condition. Par les pouvoirs hypnotiques du plaisir, plus nous sommes soumis et plus nous nous sentons libres. Rien ne nourrit mieux l’illusion de la liberté que l’obéissance au plaisir. Agir par plaisir c’est éprouver cette sensation gratifiante de « faire ce que je veux ». Le plaisir est l'astuce suprême de la création car, « faire ce que je veux », n'est rien d'autre que faire ce que la nature me commande.
Dès lors, dans cette hypothèse, si le libre arbitre est illusoire, si – quoi que nous fassions – on n'échappe pas à ce que la nature nous commande, faut-il en déduire une invitation à l'immobilisme ? Je ne le crois pas, car le constat est double et la réalité a deux faces. Si, d'un côté, il ne semble exister aucune raison rationnelle d'agir, de l'autre, il semble que chacun de nos actes puisse impacter les cours de nos vies. « On peut construire sa vie comme une œuvre d'art » affirmait Jean-Paul Sartre.[4] A tort ou à raison, je le crois moi aussi.
Sans gloire et sans honte.
Alors, dans ces conditions, si finalement, chacune de nos pensées et chacun de nos actes peuvent venir bouleverser nos vies, pourquoi tout ce tintamarre ? Pourquoi toute cette gesticulation ? A quoi bon dénoncer l’illusion du libre arbitre ? A quoi bon penser les deux choses à la fois ? Cette réflexion ne serait-elle qu’un simple jeu de l’esprit ? Une simple acrobatie intellectuelle sans conséquence ?
On pourrait contester l’intérêt de ce jeu à somme nulle mais la somme n’est pas nulle. Si le libre arbitre est illusoire, si nous sommes gouvernés par des forces qui nous dépassent alors, la réalité apparaît brusquement sous un nouveau jour. A la lumière de cette hypothèse, si le libre arbitre n’existe pas, la responsabilité change de camp. De coupables nous devenons victimes. Victimes d'un système implacable qui se nourrit du sang des vivants et qui nous précipite les uns contre les autres. Victimes de pulsions destructrices et de petitesses congénitales, inhérentes à notre constitution.
Dès lors, le regard sévère et accusateur que nous posions sur nos congénères et sur nous-mêmes s’adoucit. Lentement, la haine, le mépris, l’amertume ou la rancœur pourront céder la place à des sentiments plus charitables comme la tristesse, le regret, la pitié ou la compassion. Ces sentiments plus fraternels qui font la gloire et la grandeur de ce que nous appelons – sans forcément savoir très bien ce que cela veut dire – l'humanité.
Certes, dénoncer l’illusion de la volonté libre, c’est ne rien changer, c’est continuer d’agir comme hier mais, désormais… sans gloire et sans honte. Dénoncer l’illusion de la volonté libre c’est ouvrir une porte vers l'humilité, la tolérance et le pardon.
En l’absence de volonté libre, l'humilité, la tolérance et le pardon cessent d’être une affaire de vertus pour devenir une froide réalité qui s'impose. Une humilité, une tolérance et un pardon mécaniques, sans affect, sans émotion, presque inhumains qui, paradoxalement, pourraient nous conférer un petit supplément d'humanité. Un surcroît d'empathie et de miséricorde. Dans cette hypothèse, soudain, des valeurs relatives prennent une dimension absolue. Cesser de croire au libre arbitre n’est pas cesser de croire aux bénéfices de la pensée ni aux bénéfices de l’action. C’est cesser de croire au mérite et en la culpabilité.
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[1] Citation faite par Emiliano Ferrari, chercheur à l'Institut philosophique de Lyon 3, dans l'émission « Les chemins de la philosophie » animée par Adèle Van Reeth, diffusée sur France Culture le 9 juin 2015 et écoutée en podcast le 7 décembre 2021. [2] « George Orwell, Aldous Huxley : "1984" ou "Le meilleur des mondes" ? Documentaire diffusé sur ARTE le 1er octobre 2020. [3] Un garçon de huit ans est hanté par un terrible secret. Il voit des gens morts se déplacer autour de lui. Inconscients de leur état, ces morts croient continuer à vivre comme si de rien n’était, mais perçoivent la présence du jeune garçon qui interagit et communique avec eux. Le Dr Crowe (interprété par Bruce Willis) le psychologue qui tente de comprendre les raisons de ces visions, va finir par découvrir qu’il est un fantôme lui-même et que c’est à ce titre que l’enfant parvient à le voir. Film de M. Night Shyamalan - 1999. Souvenir personnel.
[4] Entendu dans l’émission « Comment les livres changent le monde » diffusée sur France Culture le mardi 6 juillet 2021.




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