Ne faisons pas du livre un objet de culte
- Eric PIERRE
- 16 juin 2022
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 juil. 2022
Les plus instruits ne sont pas nécessairement les plus sages.
Les pauvres types
Dans son ouvrage coécrit avec sa fille Cécile, « Lire ! » [1], Bernard Pivot faisait l’éloge de la littérature.[2] Il y confessait son addiction au plaisir de la lecture mais il y confessait également son mépris pour ces hauts dirigeants politiques et pour ces grands patrons qui ne lisent pas ou, en tout cas, qui ne lisent pas de roman. En deux mots, il les qualifiait de « pauvres types ». En dépit de tout le respect et de la considération qu’inspire Bernard Pivot, le lecteur de roman posséderait-il une stature particulière ? Et, à l’inverse, celui qui ne lit pas devrait-il être réduit au rang de « pauvre type » ? La lecture serait-elle l’unique moyen de s’ouvrir au monde et à soi-même ? L’humanité se diviserait-elle en deux ? D’un côté les gens respectables, ceux qui lisent et, de l’autre, les « pauvres types » ?

Au micro du journaliste littéraire Nicolas Carreau, l'écrivain Jean-Louis Fournier expliquait qu'il avait écrit un livre intitulé "Le Petit Meaulnes" en réponse à tous les « crétins » qui, dans les salons littéraires, lui demandaient s'il était l’auteur du Grand Meaulnes.[3] Ne pas connaître Alain Fournier, auteur du Grand Meaulnes[4] paru en 1913, est-il le propre des crétins ? L’ignorance fait-elle nécessairement l’imbécile ?
L’avocat Éric Dupond-Moretti, redouté par ses adversaires pour son éloquence et sa combativité, déclarait : « assez curieusement, moi qui ai le goût des mots je n’ai pas le goût de la lecture. Je lis évidemment un peu mais j’aurais aimé avoir cette appétence pour les livres et je ne l’ai pas. Je suis assez pompeur. Je vais chercher des formules. Je vais relire des choses. Je me nourris de cela mais pas comme un intellectuel. » [5]. Au-delà de l’image controversée de ce brillant pénaliste, devenu garde des sceaux, et quoi qu’on puisse penser de la pureté de ses ambitions, cela fait-il d’Éric Dupond-Moretti un « pauvre type » ? Un idiot ?
Lorsque Michel Drucker entra à la télévision en 1964, son père décrocha son téléphone pour alerter l’ORTF de l’incompétence notoire de son fils. Selon lui, le jeune Michel n’était qu’un imposteur qui ne pouvait avoir aucun avenir à la télé et, surtout, qui n’avait aucune légitimité pour y faire entendre sa voix. Lorsqu’on lui remit la légion d’honneur, sa mère qui ne l’avait jamais tenu en très haute estime non plus, souffla à l’oreille du Président de la République, avec une amertume désabusée, son espoir secret : « J’espère que cette médaille l’incitera à faire des progrès ». Ce à quoi, François Mitterrand, président d’alors, avait répondu avec malice : « Vous savez Madame, quand on reçoit ce genre de récompense, généralement, c’est qu’il ne nous reste plus beaucoup de progrès à faire »[6].
Pour les parents de Michel Drucker, leur fils ne pouvait être qu’un imbécile puisqu’il avait toujours été un cancre et un inculte. 56 ans après son entrée à l’ORTF, voici maintenant Michel Drucker devenu recordman de la longévité télévisuelle en France. Même si – comme un grand nombre d’entre-nous – il n’a jamais obtenu le prix Nobel, il semble peu probable que Michel Drucker soit un parfait imbécile.
La religion du livre
Comme toutes les vénérations, la vénération du livre serait à la fois simpliste et dangereuse. Aimons les livres tant que nous le voudrons et autant qu’ils le méritent ! L’écriture est un art magnifique – et par cet exercice, je serais mal placé pour dire le contraire. Mais faut-il tomber dans le piège de l’adoration et crier au blasphème ? Le livre serait-il l’unique source de sagesse et le remède à tous nos maux ?
A l’heure où j’écris ces pages vient d’éclater le scandale de l’affaire Matzneff. Ce grand écrivain et grand intellectuel qui, à travers sa vie et son œuvre, n’aura cessé de vanter ses nombreuses relations sexuelles avec des enfants âgés parfois de moins de douze ans. La pédophilie est sans doute une malédiction et une indicible souffrance lorsqu’elle frappe celui qui la refuse et qui voudrait l’exorciser. Mais, manifestement, Gabriel Matzneff n’appartient pas à cette catégorie de pédophiles pénitents.
Prix Renaudot en 2013, au nom de son brillant esprit, de sa grande culture et de son formidable talent d’écriture, il aura bénéficié d'un large soutien au sein du monde littéraire.[7] En 1986, le président de la République française, François Mitterrand, exprimait son admiration à l’égard de ce grand auteur : « Ce séducteur impénitent, qui se définit lui-même comme un mélange de Dorian Gray et de Dracula, m'a toujours étonné par son goût extrême de la rigueur et par la densité de sa réflexion. La spontanéité de son jugement, exprimée dans un style limpide, s'allie à une exigence de vérité qui le mène souvent hors des limites considérées comme ordinaires. À sa vie et à son œuvre, il porte la même attention. »[8]
En effet, comme semble le dire François Mitterrand, une pensée libre ne peut se contenter de hurler avec les esprits de son temps. « Penser, c’est s’écarter du sens commun » disait Gaston Bachelard.[9] Mais que vaut la liberté d’esprit lorsqu’elle consiste à oublier celle des autres ?
Le talent littéraire est un « ausweis »[10] qui, pour certains, semble donner tous les droits. Peu importe ce que vous dîtes ou ce que vous faîtes pourvu que ce soit avec style et intelligence. Notre goût pour les mots et pour la culture nous conduit parfois à croire qu’il n’est de plus grandes fautes que les fautes de grammaire ou les fautes d’orthographe.
Peu importe l’antisémitisme et le racisme ordinaire d’un Louis-Ferdinand Céline[11]. Son écriture est si belle ! Peu importe l’égocentrisme, la cupidité, la misogynie et les caprices d’un Picasso. Son génie est si grand ![12]
Comme nous le montrent les pyramides d'Égypte, le phare d'Alexandrie, le Colosse de Rhodes où le château de Versailles, c'est souvent dans la lumière de certains hommes qui ont voulu briller que sont nés les plus grands chefs-d'œuvre
Convenons avec Oscar Wilde qu’une œuvre est belle ou qu’elle ne l’est pas.[13] De même, reconnaissons qu’un propos est juste ou il ne l’est pas. Quelle que soit sa source. Quelle que soit la moralité ou l’identité de son auteur. Pour autant, gare à la fascination exercée par le talent. L’artiste capable d’atteindre notre esprit ou notre cœur ne le fait pas toujours par humanité. Les grandes œuvres ne font pas forcément les grands hommes. Et inversement. Derrière les œuvres d’art - comme derrière toute action humaine – se cache souvent beaucoup d'orgueil et de vanité.
D’ailleurs, si j'avais été l'un d'eux, si j’avais fait partie de ces artistes ou de ces intellectuels adulés, aurais-je agi différemment ? Aurais-je été moins soucieux de mon statut et de ma réputation ? L’animal social que nous sommes peut-il jamais se soustraire totalement au besoin de reconnaissance et de considération ?
On se croit parfois épargné par les travers et les faiblesses qu’on reproche aux autres mais, décrire la nature humaine, c’est d’abord décrire sa propre nature.
La nature de nos motivations se hisse rarement à la hauteur de nos œuvres.
Dans la continuité de Georges Steiner, à travers son récit « La disparition de Josef Mengele » [14], l’essayiste Olivier Guez, nous explique pourquoi ce médecin nazi, tristement célèbre, ne pouvait se réfugier derrière l’excuse de l’ignorance et de la bêtise. Sa haine du juif et sa vénération de la race aryenne plongeaient leurs racines ailleurs. Issu de la haute bourgeoisie, titulaire d’un double doctorat d’anthropologie et de médecine, féru de musique et de littérature classique, il avait lu les Lumières allemandes et sa première femme avait étudié l’histoire de l’art à Florence. C’est pourtant cet individu, qui incarnait « la quintessence du bourgeois européen de la première moitié du XXème siècle » qui allait conduire 100.000 personnes à la chambre à gaz et qui allait soumettre des hommes, des femmes et des enfants à d’abominables expériences médicales.
Alors, à qui préfèreriez-vous confier l’éducation de vos enfants ? A Gabriel Matzneff ou à Josef Mengele, ces amoureux des livres ? Ou bien à Michel Drucker ou Eric Dupond-Moretti ?
Les territoires perdus
Faut-il créer la religion du livre ? Faut-il faire du livre un objet de culte ? La littérature qui est une quête n’y perdrait-elle pas son âme ? Si la vénération est un aveuglement, l’aveuglement n’est-il pas le moyen le plus sûr de se fermer à la clarté de certaines évidences ?
Le sacré c’est ce qui ne se discute pas. Mais tout se discute. Y compris la littérature. La République des idées ne peut tolérer sur son sol, la présence de territoires perdus.
Accepter l’existence de ce qui ne se pense pas, c’est menacer l’existence de la pensée elle-même.
Lorsque le savoir n’est qu’un faire-valoir
Qui n’a jamais vu certains de ces passionnés de théâtre et de littérature tomber dans le piège du mépris et de la condescendance ? Qui n’a jamais entendu l’un de ces beaux esprits qui, sous son chapeau ou derrière son écharpe, ne défend les livres que pour dénigrer le monde ? A quoi sert la culture lorsqu’elle conduit à mépriser ses semblables ? Est-ce cela le message qu’ils auront retenu des grands auteurs ? Méprisez ceux qui ne lisent pas ! Méprisez les incultes ! C’est à cette conclusion que les amène une vie d’abonnement à la Comédie Française ou de fréquentation du festival d’Avignon ? Au mépris des gens simples. Ceux-là même qui font les héros de tant d’œuvres qu’ils vénèrent. Ces œuvres qui nous racontent la vie ordinaire des gens ordinaires.
A quoi bon le savoir-penser lorsqu’il l'emporte sur le savoir-vivre ?
Un érudit fait de mépris et de condescendance ressemble à un chrétien dénué de charité. Tandis que le second semble imperméable au message du Christ, le premier semble ignorer celui des livres.
Mais que les érudits égarés soient pardonnés ! Que celui qui n’a jamais succombé à la tentation de la vanité leur jette la première pierre. Pour autant, lorsque le savoir n’est qu’un faire-valoir, lorsque le goût de la complexité n’est qu’un étendard destiné à affirmer sa supériorité intellectuelle, lorsque la culture contribue à nous éloigner du monde, à quoi bon ?
Plutôt que d’en faire des tremplins, certains utiliserons les livres pour construire des murs. Des murs derrière lesquels des gens d’esprit s’adoubent et se congratulent.
Comme un amas de briques
Pas plus qu’un amas de briques ne fait une maison, une montagne de livres ne fait la sagesse ou la vérité. A quoi bon le savoir et l'intelligence pour celui qui préfère la compagnie de ses illusions à la fréquentation du réel ? Peut-on encore qualifier d'intellectuel le raisonneur dogmatique qui a congédié le doute de sa pensée ?
« Lorsque vous avez connu la rudesse du monde rural, vous imaginez que chez les intellectuels et les professeurs les choses se passent différemment. Et puis, vient le temps de la désillusion » explique Jacques Bouveresse, philosophe et fils de petits paysans, qui déclare ne jamais fréquenter le milieu des philosophes et des écrivains.[15] Vanités, mesquineries, caprices, médisances, certitudes et jalousies, il reproche à l’élite intellectuelle des comportements indignes. Déçu, il ne les trouve pas à la hauteur de leurs idées ni de ce piédestal sur lequel il les avait installés. Il cherche encore ces esprits supérieurs dans lesquels il avait placé tant d’espoirs.
C’est que les plus instruits ne sont pas nécessairement les plus sages.
Si l’on entend par « esprit supérieur » celui qui échappe à toute vanité, mesquinerie, caprice, médisance, certitude et jalousie alors, on trouvera probablement ces modèles de sagesse dans tous les milieux, quels que soient les niveaux d’instruction.
Potion magique
L’instruction et la culture sont deux merveilleuses étoiles. Mais il existe deux astres plus brillants encore. Deux soleils infiniment plus accessibles et plus lumineux : la bonne foi et le bon sens. « Le bon sens est la qualité la plus désirable dans le commun des Hommes. Il entretient l'harmonie dans la société. Un Homme de bon sens y maintiendra l'ordre, la paix, la tranquillité ; ce que ne ferait pas toujours l'Homme d'esprit. » rappelait Jean-Claude Delamétherie.[16]
Lorsqu’il n’est pas habité par le désir sincère de savoir, dénué de bonne foi et de bon sens, l’érudit n’est qu’un singe savant. Face aux manipulations du psychisme et de la perception, la bonne foi et le bon sens sont peut-être le seul contre-pouvoir. Le seul instrument d’une pensée souveraine. Et, bonne nouvelle, avec ou sans instruction, comme l’air que l’on respire, la bonne foi et le bon sens sont probablement accessibles à la plupart d’entre-nous.
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[1] Lire ! Bernard Pivot et Cécile Pivot. Edition Flammarion. 2018 [2] Créateur et animateur de la célèbre émission littéraire « Apostrophe », diffusée chaque vendredi soir, à 21h30, à la télévision, sur Antenne 2 de 1975 à 1990. [3] Entendu dans l'émission « La voix est livre » diffusée sur Europe 1 le 24 janvier 2021. [4] Le Grand Meaulnes fait partie des quelques livres que j'ai lu. Une lecture imposée au collège. Je ne me souviens plus de l’histoire mais, bien que très vague et très confus, m’en reste quand même un très bon souvenir. On est assez loin de la mémoire qu'en aurait gardé un Michel Onfray ou n'importe quel autre érudit qui sauraient, probablement, nous en parler brillamment et nous en livrer un riche commentaire argumenté. [5] Entendu dans l’émission « Il n’y a pas qu’une vie dans la vie » animé par Isabelle Morizet sur Europe 1, le 3 mars 2018 [6] Souvenir personnel. [7] Scandale notamment dénoncé par l’une de ses anciennes victimes, l’éditrice Vanessa Springora, dans son livre « Le consentement » paru chez grasset en 2019. [8] Lu dans Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel_Matzneff [9] Citation du philosophe entendu à la radio mais date de diffusion et le nom de l’émission oubliés. [10] « Laissez-passer » accordé par une autorité illégitime. [11] Lire l’interview de Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour publiée dans le journal l’Express le 05/02/17 sur www.lexpress.fr/culture/livre/celine-etait-un-agent-d-influence-nazi_1875236.html [12] Article «Yo, Picasso » publié dans l’Express le 17 octobre 1996. A voir sur www.lexpress.fr/informations/yo-picasso_618785.html [13] En réponse à ceux qui opposaient qualité et popularité, Oscar Wilde aurait dit « Un livre est bien écrit ou il ne l’est pas ». Citation mentionnée par Nicolas Carreau dans au cours de son émission « La voix est livre » diffusée sur Europe 1 le 20 septembre 2020. [14] La disparition de Mengele. Olivier Guez. Editions Grasset. Prix Renaudot 2017. Interview vue à la TV dans l’émission C à Vous, diffusée sur France 5. [15] Entendu dans l'émission « A voix nue » consacrée à Jacques Bouveresse et diffusée sur France Culture le 11 mai 2021 [16] 1743 – 1817. Naturaliste, géologue et paléontologue Français. Citation issue d’une recherche sur Internet.
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