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L'insoumission n'est que l'autre visage de la servitude

  • Eric PIERRE
  • 17 juin 2022
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 4 juil. 2022


L'oiseau ne s'envole que parce que la nature l’exige et le permet.



La nature est le royaume de la singularité. Prenez deux chèvres, deux grenouilles ou deux nénuphars, ils ne possèderont jamais exactement les mêmes caractéristiques génétiques. Survient toujours cette infime différence conférant à chacun sa spécificité. Prodige de la création, la nature ne bégaye jamais. Il n’existera jamais deux flocons de neige ni deux jumeaux parfaitement identiques.[1] Un jour peut-être – si ce n’est déjà fait – la science nous apprendra que chaque particule élémentaire est unique, contribuant ainsi à enrichir l'univers de sa différence. Je n’en serais pas surpris.


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Contrairement à ce « Meilleur des mondes » imaginé par Aldous Huxley, se monde sans relief où chaque individu trouve son bonheur dans l’accomplissement servile de ce pour quoi il a été programmé, dans la nature la diversité des espèces et la singularité des individus sont l'essence même de l'ordre des choses. Elles sont les deux jambes qui lui permettent d'avancer. Chaque élément de la création n'existe que pour lui apporter son originalité et la conduire vers demain.



Les rues de la Havane


La nature ne ressemble pas à ce « Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley. Elle n'est pas de ces dictatures sinistres faites de grisaille et d'uniformité. Elle n’aime pas les parades militaires. Elle ressemble davantage à ces rues colorées de la Havane. Ces rues pleines d’effervescence où l’on chante et où l’on danse au rythme de la salsa dans un bonheur sensuel baigné de lumière.


Elle ne se contente pas de permettre à chacun d'exprimer sa singularité. Elle l'exige. Les clones et les reproductions fidèles ne l'intéressent pas. L'ordre établi n'est pas pour elle. Elle ne sait vivre que dans l'agitation, le désordre et la révolution permanente. Elle ne jure que par le changement.


N'en demeure pas moins que dans ce monde infiniment plus riche, infiniment plus créatif et infiniment plus joyeux que le celui d’Aldous Huxley, aucun d'entre nous ne possède jamais aucune raison rationnelle de chanter ni de danser. Nous sommes tous singuliers mais, inutile de pavoiser, car, comme dans le monde d'Aldous Huxley, nul ne choisit ses plaisirs et nul ne choisit sa singularité.



Quelque chose qui ne tourne pas rond


« Je vais te dire pourquoi tu es là. Tu es là parce que tu as un savoir. Un savoir que tu ne t’expliques pas mais qui t’habite. Un savoir que tu as ressenti toute ta vie. Tu sais que le monde ne tourne pas rond sans comprendre pourquoi mais tu le sais. […] C’est ce sentiment qui t’a amené jusqu’à moi. L’existence de la matrice. La matrice est omniprésente. Elle est avec nous, ici, en ce moment même. Tu la vois chaque fois que tu regardes par la fenêtre ou lorsque tu allumes la télévision. […] Elle est le monde qu’on superpose à ton regard pour t’empêcher de voir la vérité. Le fait que tu es un esclave. Comme tous les autres, tu es né enchaîné. Le monde est une prison où il n’y a ni espoir, ni saveur, ni odeur. Une prison pour ton esprit. » explique Morpheus, leader de la résistance, à Noé, venu combattre au nom de la liberté, dans le film Matrix.


Notre réalité pourrait bien ressembler à celle de Matrix. A une nuance près cependant. Matrix est l’histoire d’un combat. D’un combat pour la liberté. Malgré sa noirceur apparente, Matrix nous propose une vision romantique du monde. Une vision fantasmée qui imagine un combat possible. Mais comment combattre la matrice lorsque c’est elle-même qui nous donne le goût de combattre et qui nous souffle nos rêves d’indépendance et de liberté ?


Aussi atypique soyons-nous, qu’est-ce que le non-conformisme si ce n’est se conformer à ce que la nature attend de nous ? Au royaume de la singularité, quoi de plus conformiste que la volonté de se distinguer ? Comment se soumettre davantage au bon vouloir de la nature ? L'ordre des choses exige de la singularité et voilà que les esprits les plus les plus rebelles se plient en quatre pour le satisfaire.


Par ses tatouages, par son allure, par sa musique, par ses postures, par ses provocations, par ses choix, par ses œuvres ou par ses idées, comme n'importe qui – comme je le fais moi-même à travers ce textel'insoumis exécute ce qu'on attend de lui. Si, de temps à autre, il nous arrive de développer une pensée subversive ou originale d’où croyez-vous que vous vienne ce goût de la subversion ou de l’originalité ? Dans l'ordre des choses, quoi de plus conforme au système que de vouloir s'y opposer ? Dans un monde où la différence est la norme, quoi de plus conventionnel que la singularité ?


Comment combattre la matrice, lorsque, précisément, c’est elle qui nous ordonne de le faire ? Soyons Rimbaud ou Jim Morrison, que ça n'y change rien ! Nous croyons dépasser la nature mais, en vérité, c’est elle qui nous demande de l’emmener plus loin. Plus nous aurons le goût et la volonté de la singularité, et plus nous serons conformes à ce que la nature attend de nous.


L'oiseau ne s'envole que parce que la nature l’exige et le permet.


« La Liberté n'est que l'ignorance des causes qui nous déterminent » écrivait Spinoza.[2] Certes mais, pour autant, en quoi la connaissance de ces causes qui nous déterminent ferait-elle la liberté ? C'est ici que nos chemins se séparent. Pour Spinoza, la liberté se conquiert par l’usage de la raison. Pourtant, si la raison nous permet d’agir de façon rationnelle, quelle raison rationnelle nous donne-t-elle d’agir ? Les actions rationnelles ne font pas les raisons rationnelles d'agir.


Agir rationnellement c’est mettre en conformité ses objectifs et ses actes. Ainsi, par exemple, si j’aime la lumière, poser de grandes baies vitrées dans ma maison sera un comportement rationnel. Mais il n’existe aucune raison rationnelle d’aimer la lumière. Une taupe ou un lombric ne rêveront jamais de grandes baies vitrées.


On croit que nos rêves nous appartiennent mais c’est nous qui appartenons à nos rêves. Si nous avions l'âme d'un bovin et l'appétit d'un herbivore alors, en ce moment où je vous parle, nous serions probablement tous à quatre pattes, quelque part au milieu d'un champ, en train de brouter.



Les huissiers de la création


Lorsque l'Homme se mêle de génétique on craint qu’il ne contrarie les plans de la nature. Mais, par son action sur le génome, il se contente d'être tel que la nature l'a fait, c'est à dire curieux et inventif. On croit manipuler notre ADN, mais c'est notre ADN qui nous manipule.


C'est lui qui fait de nous des philosophes ou des scientifiques. C'est lui qui fait ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas. C’est lui qui nous donne le goût de la subversion, du dépassement et de la liberté. Nous ne sommes que les huissiers de la création. Nous venons constater et exécuter les doléances de la nature.


L'insoumission n'est que l'autre visage de la servitude. Mais ne soyons pas triste – laissons de côté notre blessure d'amour-propre et nos rêves de puissance – car voici au contraire la première raison de faire la paix avec soi-même : cette humilité et cette conscience de n'avoir pas choisi sa nature.




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[1] Cf. article du Figaro du 16 décembre 2008 : « Pourquoi chaque flocon de neige est-il unique ? » sur www.lefigaro.fr/sciences/2008/12/16/01008-20081216ARTFIG00617-pourquoi-chaque-flocon-de-neige-est-il-unique-.php [2] Entendu dans l'émission « Les chemins de la philosophie » animée par Adèle Van Reeth, et diffusée sur France Culture le 4 mai 2020.

 
 
 

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