L'illusion de la normalité
- Eric PIERRE
- 16 juin 2022
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 juil. 2022
« Le scientifique qui décrit les lois de la gravitation est incapable d’expliquer les raisons de cette gravitation elle-même, c’est-à-dire pourquoi elle est ce qu’elle est ». Etienne Klein.
Je me souviens d’une caméra cachée organisée dans une école maternelle. Simulant une séance photo individuelle, on avait installé de petits enfants âgés de quatre ou cinq ans au milieu de peluches.
L’ours qui parle
Une fois les enfants en place, prétextant une obligation, le photographe s’absentait et les laissait seuls sous l’œil de la caméra. C’est alors qu’un ours en peluche géant, habité par un complice, s’animait et se mettait à parler. Que croyez-vous qu’il arriva ? Eh bien, loin d’être surpris ou effrayés, avec naturel, les enfants entraient en conversation avec l’ours.

Que nous grandissions au milieu d’ours qui parlent ou que nous naissions avec des pouvoirs de télépathie ou de téléportation et, pour le restant de nos jours, cela nous semblera « normal ». Normal que de converser avec les ours, normal d’être télépathe ou normal de pouvoir se téléporter. A force d’habitude, peu à peu, le mystère s’efface et le monde apparaît comme une évidence.
Ainsi l’adulte blasé et assoupi cesse de s’émouvoir. Il ne s’étonne plus de rien. Voilà qu’il se met à trouver « normal » les couleurs sur les ailes d’un papillon, la germination d’un grain de blé ou la croissance d’un embryon. Voilà qu’il se met à trouver normal d’exister.
Pourtant, plus nous avançons et plus le brouillard s’épaissit. Plus l’évidence devient illusoire. Nous qualifions de « normal » ce qui est « habituel » mais l’habitude ne fait pas l’évidence. Comme le rappelle le physicien et professeur de philosophie Etienne Klein : « Le scientifique qui décrit les lois de la gravitation est incapable d’expliquer les raisons de cette gravitation elle-même, c’est-à-dire pourquoi elle est ce qu’elle est ». [1]
Qu’on assiste à l’éclosion d’une fleur, au défilé d’une colonne de fourmis, à la construction d’un nid d’abeilles ou à la métamorphose d’une chrysalide, on en vient à trouver « normaux » des phénomènes tout simplement ahurissants, permis ou provoqués par on ne sait quelle force ou quelle volonté inconnus.
Dans un célèbre sketch de Fernand Reynaud, un petit garçon s’étonnait de la différence entre les vaches et les chevaux. Pourquoi les unes avaient-elles des cornes et pourquoi les autres n’en avaient pas ? L’adulte sourit mais c’est l’enfant qui se pose les bonnes questions. La « normalité » n’existe pas. Rien ne va de soi. Tout est mystère. Un mystère absolu, d’une profondeur insondable. De l'infiniment grand à l'infiniment petit, le champ de la réalité observable ne cesse de grandir et, avec lui, le nombre de nos interrogations.
« La réalité observée est devenue tellement complexe, contradictoire et insaisissable que nous ne savons même plus comment la décrire, ni par les mots ni par les équations » confessait l'astrophysicien, écrivain et poète Michel Cassé.[2]
L’Homme des origines
« L'Homme des origines a dû interpréter le monde qui l'entoure à partir de ses sensations corporelles » disait Freud."[3] Il parlait au passé, mais en quoi notre condition a-t-elle changé? Si nous savons désormais que la foudre n'est pas l'expression d'une colère divine, que la terre n’est pas le centre de l’univers, que la conscience partage les mêmes origines que le reste du vivant, malgré toutes nos découvertes, quelle différence ? Au moment d'établir des hiérarchies, de prononcer des jugements et d'apprécier la valeur des choses, à l’heure de distinguer l’important du superflu, le beau du laid ou le bien du mal, sur quoi d’autre nous appuyer sinon – exactement comme le faisaient nos plus lointains ancêtres – sur notre ressenti ?
Comment pourrait-il en être autrement ?
Si nous ne savons rien de la mort, que savons-nous de la vie ? L'existence est un long chapelet de fausses évidences qu'on égrène chaque jour, passionnément, avec un peu trop de ferveur et de certitudes. Certes, la science nous décrit sans cesse d’innombrables phénomènes avec de plus en plus de précision. Mais décrire un phénomène n'est pas comprendre les raisons de son existence.
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[1] Propos tenu par Etienne Klein au cours de son émission « La conversation scientifique » diffusée sur France Culture le 11/01/20 sur le thème « Qu’est-ce qu’expliquer veut dire ? ». [2] Propos rapportés par le scénariste et intellectuel Jean-Claude Carrière dans l'émission le "Tête à tête" animée par Frédéric Taddeï, diffusée sur France Culture le 28 octobre 2012 et écoutée en podcast le 2 septembre 2021. Michel Cassé exerce son activité d’astrophysicien au CEA (Commissariat à l'énergie atomique), et à l'Institut d'Astrophysique de Paris (CNRS), il est spécialisé dans la physique stellaire, la nucléosynthèse, l'étude des rayonnements et la physique quantique.
[3] Citation entendue dans l'émission Intelligence Service animée par Jean Lebrun et diffusée sur France Inter le 29 août 2020.
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